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FOUGÈRES — VILLE INDUSTRIELLE

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La cristallerie ou le vase brisé

Texte de MARC BARON

   

En période de vœux, hormis une bonne année et une bonne santé, il est très rare que l’on souhaite à nos amis et aux autres, une bonne mémoire. Et pourtant, la mémoire, qui est bien plus que le souvenir, c’est notre boussole intérieure, celle qui permet d’aller de l’avant sans jamais se perdre tout à fait, parce qu’il y a des repères, des signes, des petites lumières qui éclairent la route. C’est le passé qui les a déposées. Le passé, quand on ne s’y complaît pas, nous apprend l’avenir. Alors pourquoi, pour les vœux futurs, ne dirions-nous pas: Bonne mémoire, bon savoir…

 

Combien se souviennent de Sully Prudhomme?

 

Le vase où meurt cette verveine

D’un coup d’éventail fut fêlé;

Le coup dut effleurer à peine:

Aucun bruit ne l’a révélé.

 

Voilà tout ce qui reste de Sully Prudhomme, ce vase brisé qui a traversé les siècles, poème appris par cœur par des générations d’écoliers. Quant à Sully Prudhomme, il n’est même pas dans le Petit Larousse

 

Ce vase, qui l’a brisé? Nul ne le sait et il ne sert à rien de chercher un coupable. En lisant le poème, on voit bien qu’il y eut tout d’abord une fêlure qui jour après jour a fait son travail de sape:

 

Mais la légère meurtrissure,

Mordant le cristal chaque jour,

D’une marche invisible te sûre

En a fait lentement le tour.

 

Ce vase, il est pour moi le symbole de la cristallerie, qui fut belle et forte, sortie des mains de l’abbé Bridel et des ouvriers qui en ont fait des verres et des vases, des carafes et des flacons, avec les moules, les cannes, les mailloches, les pinces à jambe et les palettes à pieds. Et puis, peu à peu, les années prospères une fois passées, les fêlures, les fissures, les brisures sont apparues dans ce bel édifice.

L’économie n’attend pas, faut suivre, le produit national brut qui ne fait pas de détail continue sa marche inexorablement et ça laisse des traces et derrière ça s’essouffle parce qu’on manque d’air, de force et de trésorerie.

La fêlure, ils l’on sentie peu à peu se faire en eux et en elles, les mouleurs, les prteurs à l’arche, les souffleurs, les chauffeurs de feu, les détacheurs, les cueilleurs de pieds, les poseurs de jambes, les tailleuses et les décoratrices. Ils on pressenti que ça finirait mal et peu à peu, sans doute, c’était comme si leur cœur à eux et à elles se fissurait. Tout est une question d’amour. Sully Prudhomme le dit bien: son vase fêle, c’est l’image d’une fêlure plus grave et plus profonde:

 

Souvent aussi la main qu’on aime,

Effleurant le cœur le meurtrit;

Puis le cœur se fend de lui-même,

La fleur de son amour périt.

 

D’année en année, de mois en mois, l’inexorable couvait sous la cendre et la presse écrite n’a pas failli à sa tâche, relatant, aux rythmes des soubresauts , la chronique d’une mort annoncée. Et toute la ville veillait d’un œil au chevet de la presque mourante. Il eut fallu  une autre équipe de médecins pour renforcer celle en place, peut-être, changer le régime du malade, diminuer la dose de ci, rajouter une dose de ça, augmenter les perfusions. Et dans la ville, on vaquait à nos occupations, impuissants parce que contre la puissance économique qui vous étouffe, on baisse vite les bras. Mais personne n’était indifférent bien sûr, personne n’a osé crier haut et fort: la cristallerie de l’abbé Bridel et puis la laiterie Nazard, on va pas en faire un fromage! Et puis voilà, le 30 avril 2005, à la veille de la fête du travail, comme un énorme caillot de sang vous fonce dans le cerveau, la pression économique, les lois du marché, le prix du gaz, le rendement industriel, le poids de la bourse, tout ça a débouché dans la cristallerie comme un éléphant dans un magasin de porcelaine… de Limoges. Limoges, limoger, limogeage...

Il y en eut de la casse et le vase, tous les vases ont été brisés et les rêves aussi et la brisure se fit en même temps dans le cœur des ouvriers et des ouvrières qui sont restés en carafes. Plus que les yeux pour pleurer et quelques verres pour boire et noyer leur chagrin.

On a stoppé les perfusions, débranché la respirateur, la liquidatrice judiciaire a liquidé l’affaire en coupant l’arrivée du gaz. Le four s’est éteint, la seule fois en vingt ans; le cœur a cessé de battre et pour la première fois, en novembre, il y eut de la neige sur le toit de la cristallerie.

 

Toujours intact aux yeux du monde,

Il sent croître et  pleurer tout bas

Sa blessure fine et profonde;

Il est brisé, n’y touchez pas.

 

 

Le temps passe, sans compassion, comme une entreprise de démolition.

Le 6 mars 2007, nous apprenons par le journal qu’on désamiante le toit de la cristallerie avant l’écroulement total. Ca ne fera pas beau coup de bruit...

 

Grâce aux photos de Gérard Fourel, la mémoire nous revient encore, des tous les côtés, les 4 points cardinaux de notre mémoire: la cristallerie, la chaussure, la laiterie Nazard, la scierie Lebossé. Prises plus ou moins dans la tourmente industrielle, elles ont, toutes les 4 perdu le nord, à cause de la chaussure italienne, la ligne blanche des quotas laitiers, le bois dont on ne se chauffe plus et du cristal vraiment trop fragile. Perdu le nord et sombré corps et biens.

Me revient le beau poème de Guillaume Apollinaire, La chanson du mal aimé:

 

Mon beau navire, ô ma mémoire

Avons-nous assez navigué

Dans une onde mauvaise à boire

Avons-nous assez navigué

De la belle aube au triste soir.

 

La mémoire ne demande qu’à remonter à la surface comme une photo sur du papier blanc. La mémoire est blanche et Gérard Fourel le disait déjà dans un livre qu’il a consacré à Negroes, au Portugal,  avec un texte de Gilles Cervera.

Hanté depuis longtemps par l’éphémère, par ce qui passe inexorablement  Gérard Fourel est à l’affût. Il a l’œil, nous aussi, nous en avons même deux, mais lui il a l’œil intérieur, qu’on ne voit pas, un œil créateur et profondément amical que ne possèdent que les photographes habités par le désir perpétuel de prendre la vie au vol, dans une sorte d’éclair irréfléchi mais pleinement inspiré. Et l’image, comme un morceau de la mémoire, vient se loger dans un espace réservé aux souvenirs vitaux.

Des 4000 clichés pris en vingt ans, Gérard Fourel, après un tri sans concession, en a sauvé une soixantaine.

Gérard Fourel a-t-il traversé une période de trouble intellectuel qui expliquerait la raison pour laquelle certaines de ses photos gardent en elles un flou permanent qui demande au visiteur de voir au-delà pour appréhender la vérité telle qu’elle est?

Ce flou est une manière de donner du mouvement à ce qui pourrait paraître statique. Gérard Fourel dit avoir ressenti le travail des ouvriers de la cristallerie comme un immense ballet de feu, une chorégraphie lumineuse: ça va, ça vient, le bruit incessant n’est pas loin d’être de la musique contemporaine. Il est un peu un metteur en scène, un Béjart qui aurait investi la cristallerie pour interpréter La danse du feu.

 

Loin de la pédagogie ou de l’explicatif, Fougères l’Ouvrière est, avant tout, une regard voyant (et non voyeur) et intime sur des moments de vie qui se suffisent à eux même; savoir ce que représente telle ou telle photo, le lieu exact, les circonstances, le photographe s’en bat l’œil, ce n’est pas son problème. La photo est à lire comme un poème, sans consigne et sans à priori.

 

La mémoire gardera sans doute ce qui est le plus fort, le plus fondateur, le plus lumineux, la forge, la force, la fusion, cette chaleur créative dont on ne pourra jamais se passer et qui fait que, même quand un four s’éteint, un autre, ailleurs, en nous, en d’autres, se rallument.

 

 

 

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En 1970 Fougères avait 12000 ouvriers dans l'industrie de la chaussure, surtout femme avec des marques prestigieuse comme «JB Martin», «Hasley», etc...

Hier la presse annoncait la fermeture de la dernière usine et la fin des chaussonniers fougerais, toute une histoire qui se termine, une culture, des vies et Fougères capitale de la chaussure est en quête d'une nouvelle identité.

Voila ou j'en suis dans ma récolte de mèmoire, mais la ville a fait venir un photographe de l'extérieur pour redonner une image autre qu'ouvrière à cette belle ville, mais n'empèche, comme pour le «Barroso» nier son passé est une erreur, me semble t'il???

Donc je vais, avec ta complicité nourrir ce site d'images de «Fougères l'ouvrière», parce Fougères ç'était aussi sa noblesse.

GÉRARD FOUREL

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